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3 mai 2020 7 03 /05 /mai /2020 10:20

Je suis Julien, né en 1906.

Constance  tu étais ma protégée. La première de mes petits enfants. Tu me suivais tout au long de la journée, comme un animal de compagnie, sur les pentes du jardin en espalier. Tes yeux perçants suivaient mes gestes précis, de plant, de bine, d'arrosage. Puis après quelques pas, ton nez se redressait et respirait la fraicheur du vent du Rouergue. Mot que je me plaisais à dire en roulant les "RR" de façon rocailleuse. Je suis sec et rigoureux comme le climat de cette région, et toi, tu étais un peu l'oiseau tombé du nid. Une enfant non désirée, née par hasard, loin de moi, enfantée par une irresponsable qui est ma fille...Sans figure paternelle, je me devais de m'occuper de toi. Nos moments étaient d'une grande complicité fusionnelle. Tu suivais scrupuleusement chacun de mes pas, de mes enjambés. Tu n'avais pas la joie et l'énergie des autres enfants de ton âge. Tu étais timide et craintive. 

Parfois tu disparaissais, et quelques minutes plus tard, je te retrouvais dans le clapier enfermée avec les lapins, ou immergée dans les grandes marguerites, autour de la source, enfouie dans les framboisiers. On ne devinait plus qui avalait qui. Tu étais si petite que tu disparaissais complètement dans la végétation. Voulais tu faire corps avec la nature ? Rechercher un point d'origine où s'ancrer ?

Les jours mauvais, tu venais avec moi dans mon atelier. Mon passe temps préféré était la menuiserie. Je confectionnais des jouets, et des meubles en toutes sortes de bois. Tu avais les yeux au niveau de l'établi et tu observais avec envie mes mouvements. Le bruit des machines était assourdissant, mais tu restais là, comme un chat, tapie dans un coin, à jouer avec les copeaux et reniflant la sciure, avec autant de plaisir que si tu suçais un sucre d'orge.

Plus grande, tu ne savais plus où te mettre. Tu as découvert l'antre familial : Le grenier. Il est devenu ton lieu de prédilection. Des heures durant, tu faisais défiler les images du temps recueillies par les reporters de Paris Match. Tu rêvais dans les époques anciennes en parcourant les magazines "Fillettes", et en éveillant un certain goût pour l'esthétisme. Tu prenais le seul plaisir à ta portée, l'exploration des malles rangées depuis des années. Cet univers t'offrait des voyages dans le temps, en te nourrissant du passé pour appréhender plus finement ton avenir. De la poussière se soulevait la perspective de l'ouverture de tous les possibles. Le début de l'exotisme s'offrait devant toi.

Tu étais ma première petite fille. Tu as été la plus fidèle. Je t'accueillais à chaque fois, avec le même rituel d'immersion locale : Une tranche épaisse de jambon fumé, acheté spécialement pour ton arrivée, coupée au couteau Laguiole usé, car ici on ne jète que quand l'objet est inutilisable. Il ne quittait pas ma poche droite. Et dans la gauche, il y avait mon mouchoir en tissu à carreaux. Je te voyais esquisser un sourire quand je me mouchais. Il est vrai que quand je me mouche c'est aussi fort qu'un barrissement d'éléphant !

On était bien , avec ta grand mère, quand tu venais pour les vacances. Elle était vieillissante depuis ta naissance. Une vie se suspend et une autre en saisit la place. L'équilibre des générations. Je m'occupais de tout. J'étais plus qu'un patriarche. J'étais le corps de tes grands parents. Je voyais que tu étais heureuse. Tes lèvres minces s'étiraient en accent circonflexe, masquant le nacre de tes secrets. Discrète tu étais, et je t'aimais ainsi. Tout était simple avec toi, sans retrouver le tumulte d'avec mes propres enfants.

Ta vie en vacances s'étirait au rythme horloger de ma retraite. Chaque temps était posé, imperturbable, jusqu'à la tombée de la nuit où les volets de la maison se refermaient. A ce moment là, tes paupières tombaient sur tes rêves, dans un battement de cils.

J'allais te border, pour m'assurer que tu avais tout le confort nécessaire pour ta nuit à venir, mon cher petit ange...Tu te glissais dans le lin glacé des draps. Je rajoutais un édredon épais pour t'éviter de claquer des dents trop longtemps. Tu étais ma petite louve et j'étais le grand chasseur. 

Tu es devenue adulte maintenant, et tu protèges et nourris ta tribu comme personne. 

Je me suis retiré dans les grands espaces lointains. Tu m'as aidé à pouvoir l'affronter grâce à ta main. Ta petite main qui s'est posée sur mon front dur et froid comme le roc. Celui du Rouergue, ma terre. Tu aura été mon terreau. Si parfois l'hiver tu sens tes doigts froids et blancs, ne t'inquiète pas, c'est parce c'est le signe que je suis toujours là, à tes côtés. Ton corps garde à jamais ma force et ma confiance.

Prends soin de toi...

Sylvie Lefrere. 

 

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