Elle avance dans l'ombre à petits pas. La musique écrase sa langue et nous force à étirer notre audition à la recherche du fil de l'histoire. Son corps se découpe sur l'écran bleuté aveuglant. Ses bras se transforment en ailes de faucon, ses doigts deviennent crochus comme ceux d'une sorcière, pour se détacher avec grâce, se nouer, se délasser, les mains jointes tour à tour devant ou derrière. Visibles ou cachées.
Sa silhouette est celle d'une reine noire, déguisée en poupée Copélia. Elle incarne la force et la détermination. Sa posture est élégante. Elle trace son chemin. Elle y croise un roi, un amant, une mère, des servantes, des "Marie", des morts.
C'est une Reine qui danse sa vie en cadence, laissant de côté tout sur son passage. Suivent dans sa traine ses deuils, ses combats. C'est une guerrière. Son histoire, elle nous la raconte avec un timbre sec et net. Elle avale des salves de mots dans sa boulimie de vie. Elle grimace, tire la langue, crie. Rien ne l'arrête.
Elle déteste plus qu'elle n'aime. De son Ecosse à la France, elle porte sa révolte. Elle peut prendre des accents punks. Sous ses cheveux roux plaqués , elle martèle son parcours historique. Son regard est translucide comme un animal au sang froid. La peau de son visage est lisse et nacrée, au dessus de la rigidité de son cou enveloppé d'une collerette fraise. Elle incarne son personnage.
Trois détonations, et elle nous fait franchir l'au delà. Elle exprime ses dernières volontés à la seule personne ressource, pour nous quitter en douceur dans une brume qui enveloppe nos pensées.
Isabelle Huppert nous offre cette Reine comme personne. De son petit corps, elle libère sa force de géante. Elle souffle son énergie en tempête. Le public était debout ce soir pour honorer son travail unique en 4 rappels. Isabelle nous a salué en jouant de ses petits gestes secs de volatile. Elle a souri malgré sa fatigue.
En fin de soirée, elle a traversé la véranda, les traits reposés, gaie, entourée d'amis et de proches. Elle n'a pas hésité à nous saluer. Une attention que je n'oublierai pas.
Ce soir, nous étions tous un peu la Reine des iles de notre vie.
Sylvie Lefrere
" Mary said what she said" mise en scène de Robert Wilson, à l'Espace Cardin ( Paris) du 13 avril au 14 mai 2023